PORT-AU-PRINCE, dimanche 9 novembre 2025 (RHINEWS)- Les flux financiers illicites, la corruption institutionnelle, la contrebande et la captation de secteurs stratégiques auraient plongé l’État haïtien dans une spirale de fragilité économique et d’effondrement fiscal, selon un rapport détaillé du Panel d’experts de l’ONU transmis au Conseil de sécurité. Ce document, riche en témoignages, chiffres et preuves matérielles, met en lumière des mécanismes complexes de détournements, d’évasion fiscale, d’exportations opaques d’alevins d’anguilles (« elvers ») et d’ingérence de réseaux politiques et économiques influents.
« Le système économique haïtien est alourdi par des flux financiers illicites, la mauvaise gestion et la diversion de fonds publics essentiels à la survie des populations », affirment les experts, soulignant que ces pratiques aggravent la vulnérabilité d’un pays où gangstérisme, instabilité et effondrement institutionnel se renforcent mutuellement.
Sur une population d’environ 11 millions d’habitants, 1,3 million de personnes sont aujourd’hui déplacées internes, un chiffre qualifié de « dévastateur » pour l’économie nationale. Les recettes fiscales se sont effondrées, passant de 6,3 % du PIB en 2023 à 5,2 % en 2024, conséquence d’une contraction économique alimentée par l’évasion fiscale, l’importation de marchandises de contrebande et la perte massive de ressources publiques. En 2023, les importations ont atteint 3,72 milliards de dollars contre 1,03 milliard d’exportations, principalement textiles, un déficit commercial que les experts décrivent comme « structurel et corrosif ».
L’une des conclusions les plus marquantes du rapport concerne l’explosion du commerce d’elvers, les alevins d’anguille américaine (Anguilla rostrata), un produit extrêmement recherché sur le marché mondial. Les prix peuvent atteindre entre 4 000 et 5 000 dollars le kilogramme à l’exportation, alors que les pêcheurs haïtiens ne perçoivent que 0,50 à 1,50 dollar par kilogramme. « Ce commerce, potentiellement lucratif pour l’État, évolue dans une opacité quasi totale », indiquent les experts, précisant que certains rapports évaluent à environ 800 tonnes par an la capacité d’exportation du pays.
En 2022, un marché destinataire a déclaré avoir importé 95 000 kg d’elvers d’origine haïtienne en seulement trois mois (octobre à décembre). Le commerce n’étant soumis à aucun contrôle rigoureux — Haïti n’étant pas signataire de la Convention sur le commerce international des espèces menacées (CITES) — les failles de traçabilité favorisent « l’évasion fiscale, le blanchiment, l’extorsion par les gangs et le trafic illicite de marchandises », selon les enquêteurs.
Le Panel identifie un « homme d’affaires et politicien influent » comme principal bénéficiaire du secteur, contrôlant un réseau d’environ vingt détenteurs de permis d’exportation, dont certains utilisent des sociétés-écrans pour masquer leur identité réelle. « Le réseau exerce une influence directe sur des fonctionnaires du Ministère de l’Agriculture, parfois au moyen de pots-de-vin », note le rapport. Les permis utilisés par ces exportateurs se réclament des normes CITES mais ne comportent ni quotas ni valeur marchande, en violation des standards internationaux.
Les experts ont obtenu deux documents de fret aérien prouvant l’exportation de cargaisons d’elvers en janvier et février 2024 : l’une de 9 023 kg, l’autre de 10 575 lbs (soit près de 4 797 kg), toutes deux transitant par Miami. L’une des compagnies aériennes a fourni cinq permis d’exportation émis au nom d’un membre du réseau, chacun autorisant l’expédition de 50 kg. L’entreprise a également transmis une facture de 53 788,75 dollars correspondant aux frais de manutention et de transport de ces envois.
Selon les calculs du Panel, le détenteur de ces cinq permis a réalisé un profit net de 1 067 336,25 dollars pour une seule opération portant sur 250 kg d’elvers. « Des expéditions similaires quittent l’aéroport de Port-au-Prince deux à trois fois par semaine pendant la saison, soit entre septembre et octobre », indiquent deux témoins et un douanier.
Au-delà du secteur des elvers, les experts relèvent la persistance du détournement de fonds publics dans des institutions stratégiques. En vingt ans, seuls deux dossiers de corruption ont été effectivement jugés en Haïti. Le plus récent, en novembre 2024, a abouti à la condamnation à quatre ans de prison d’un inspecteur de la Direction générale des impôts pour détournement de fonds. D’autres affaires de grande ampleur restent sans suite, dont celle de Patrick Noramé, ancien directeur du Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement, accusé d’avoir détourné 124 355 146 gourdes (soit environ 2 millions de dollars) provenant de la vente de riz offert pour lutter contre la faim. Le rapport évoque également les irrégularités entourant la gestion financière de Romel Bell, ancien Directeur général des Douanes puis de l’Autorité aéroportuaire nationale entre 2018 et 2022, où des fonds critiques auraient été détournés au détriment de la sécurité nationale.
Les transferts d’argent non déclarés constituent un autre volet des flux illégaux. L’économie haïtienne demeure dominée par l’informalité (48 % du PIB), ce qui encourage l’acheminement de devises en liquide. Entre janvier 2022 et juin 2025, les autorités américaines ont intercepté 3 473 988 dollars dans 109 saisies liées à des transferts non déclarés entre Haïti et les États-Unis, dont seulement trois étaient à destination d’Haïti. En mars 2025, les Bahamas ont saisi 100 000 dollars destinés à Haïti, déclenchant une coopération accrue entre les deux pays.
La crise sécuritaire amplifie ces vulnérabilités. Les attaques menées par les gangs sur le corridor Port-au-Prince – Mirebalais – Cap-Haïtien ont paralysé entreprises, hôpitaux, commissariats et infrastructures stratégiques, forçant les transporteurs à payer des « frais informels » ou à contourner la route par voie maritime, au prix d’une hausse générale des prix, notamment du carburant. « Les groupes armés imposent une taxation informelle qui alimente leurs activités criminelles », indique le Panel.
Les experts recommandent notamment au Conseil de sécurité de renforcer l’embargo sur les armes, d’appuyer la Force multinationale de sécurité, d’encourager Haïti à adhérer à la CITES, et d’exiger la mise en œuvre effective des nouvelles unités judiciaires spécialisées dans les crimes financiers et les crimes de masse. « La diversification et le renforcement des mécanismes de contrôle, de traçabilité et de poursuite judiciaire sont indispensables pour briser ces réseaux », insiste le rapport.
Malgré la gravité du tableau, le Panel souligne qu’une action coordonnée — nationale, régionale et internationale — peut encore freiner l’effondrement progressif de l’économie haïtienne si les secteurs clés sont « protégés des ingérences, de la corruption et de la prédation des gangs ».